La symbiose entre les geais et les chênes, un exemple parfait de coévolution 

Geai des chênes (Garrulus glandarius)

Geai des chênes (Garrulus glandarius) posé dans un chêne à Tréburden (Côtes-d’Armor) le 25 juin 2017.
Photographie : Marc Le Moal

La relation entre les chênes (genre Quercus) et le Geai des chênes (Garrulus glandarius) constitue un exemple remarquable de symbiose entre des arbres et des oiseaux. En automne, ces oiseaux cachent en effet des milliers de glands pour constituer leurs réserves alimentaires hivernales (lire Les geais sont des planificateurs avisés). Or, une grande partie de ces glands, oubliés ou non retrouvés, germent au printemps et donnent naissance à de nouveaux arbres.
Cette zoochorie (dispersion de graines végétales par les animaux) permet non seulement la régénération continue des peuplements de chênes, et, dans une moindre mesure de Noisetiers (Corylus avellana), mais aussi leur expansion sur de longues distances. Les geais auraient ainsi contribué à la colonisation de l’Europe par les chênes depuis la dernière glaciation, il y a 13 000 ans : à cette époque, ils ne subsistaient plus qu’à l’extrémité méridionale de l’Europe, et en moins de 7 000 ans, ils auraient recolonisé une bonne partie de l’ouest du continent grâce à ces corvidés. 
En France, on estime qu’environ deux milliards de glands sont enterrés chaque année par une population d’environ 400 000 couples de Geais des chênes, ce qui pourrait donner naissance à près de 350 millions de jeunes arbres viables. Ce service écologique gratuit représenterait un coût de remplacement estimé à environ un milliard d’euros par an s’il devait être assuré par des moyens humains, comme l’ont montré différentes études.
Ce mutualisme est réciproque : les chênes fournissent aux geais une nourriture essentielle, les glands représentant près de 50 % de leur alimentation annuelle, tandis que ces oiseaux participent aussi au contrôle de certains parasites comme la chenille du Processionnaire du chêne (Thaumetopoea processionea) lors de la période de nourrissage des jeunes (lire Comment favoriser certaines espèces d’oiseaux pour lutter contre la Processionnaire du pin ?).
Cette relation a également un impact économique fort, la France étant le premier producteur européen de bois de chênes, qui couvrent 41 % des forêts de l’hexagone. Au-delà de son rôle dans la régénération naturelle, le geai apparaît donc comme un allié des forestiers, qui observent souvent la présence de jeunes chênes issus de semis naturels bien au-delà des zones de plantation. Ce constat pousse à mieux valoriser les services écosystémiques rendus par cet oiseau et à envisager des pratiques de gestion forestière qui favorisent ce type de mutualisme. Des recherches complémentaires sont encouragées pour affiner l’estimation de cette contribution et mieux intégrer ces interactions dans les politiques de conservation et de reboisement, en particulier face aux enjeux posés par le changement climatique.

Le Semis Assisté par les Geais des chênes (SEMAGE)

Bac contenant des glands pour les Geais des chênes

Bac contenant des glands pour les Geais des chênes (Garrulus glandarius).
Source : Quercus et Garrulus 

Le Semis Assisté par les Geais des chênes (SEMAGE) est une méthode innovante qui s’appuie sur le comportement naturel du Geai des chênes, qui est capable de cacher plusieurs milliers de glands en automne, pour favoriser la régénération et l’expansion des peuplements de chênes (et d’autres essences dont les graines sont consommées par cette espèce).  
Ce dispositif, encore expérimental en Europe, est promu en France par l’association Quercus et Garrulus, qui cherche à en faire un véritable outil de gestion forestière. Elle vise à diffuser cette méthode auprès des gestionnaires forestiers, à mutualiser les expériences, à vulgariser la recherche scientifique, et à impliquer le grand public dans sa mise en œuvre.
Ce dispositif peut être utilisé pour le reboisement, la densification ou la régénération de parcelles en fonction de la stratégie adaptée (du « saut de puce » si les essences sont déjà présentes dans un secteur donné, ou du « pas de géant » si elles sont absentes). Il peut également contribuer à l’adaptation des forêts au changement climatique en favorisant la migration de certaines espèces de chênes (mais aussi dans une moindre mesure des noisetiers, des châtaigniers, etc.). Une fois la trajectoire définie par le gestionnaire, il va devoir faire le choix des essences à planter et des semences à utiliser, comme dans le cas d’un semis classique.
Le dispositif SEMAGE repose sur l’installation de bacs contenant des glands (ou d’autres semences) sélectionnés, que les geais viennent chercher pour les disperser ensuite naturellement, principalement dans un rayon de 200 à 300 mètres autour de la source, bien qu’ils puissent parcourir jusqu’à 2 km.
Il est plus efficace sur de petites surfaces (jusqu’à cinq hectares), avec une végétation basse ou un couvert semi-ouvert, qui rassure davantage les geais vis-à-vis des prédateurs. Des études, menées notamment en Espagne et en Allemagne, ont en effet montré que la structure végétale de la parcelle et l’emplacement du bac influençaient fortement la réussite de l’opération : les zones avec 30 à 60 % de couverture boisée sont les plus favorables, tandis que celles qui sont complètement dégagées ou trop fermées sont évitées par les geais.

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Geai des chênes (Garrulus glandarius) prélevant un gland dans un bac.
Source : Quercus et Garrulus 

L’emplacement des bacs, qui doivent être espacés d’au moins 200 mètres, et leur approvisionnement régulier en glands sains (ayant subi de préférence un test de flottaison pour éliminer ceux qui flottent, car parasités ou secs), sont cruciaux. Les geais sélectionnent en effet avec soin les glands, et ils continuent à les disséminer tant qu’ils sont disponibles, c’est-à-dire jusqu’au début de l’hiver.
Les bacs sont simples à construire (entre 50 et 80 cm de côté et profondeur maximum de 20 cm, soit une contenance maximum de 2 kg), doivent être placés à environ 1,5 m du sol pour éviter la consommation par les ongulés (cerfs, chevreuils et sangliers) et être bien drainés.
Leur installation doit être faite avant l’automne pour coïncider avec la période d’intense activité des geais, soit de septembre à décembre.
Le choix de glands (provenance géographique, diversité génétique et taille) est aussi déterminant, surtout dans le cas d’une migration assistée des essences voulues.
L’association Quercus et Garrulus encourage la récolte participative des glands (par des bénévoles, des scolaires, etc.) pour faciliter la mise en œuvre à grande échelle du dispositif SEMAGE. Elle prépare des outils de suivi (formulaires de retour d’expérience et synthèses partagées) et appelle le monde scientifique à mener des études sur le terrain, afin d’améliorer la connaissance et l’efficacité du dispositif.
Le dispositif SEMAGE se présente ainsi comme une méthode souple, peu coûteuse et écologiquement pertinente.
Pour financer l’achat de sacs de glands et la fabrication de bacs, elle a lancé une campagne participative intitulée Planter des chênes avec des geais

Interview de Pierre-Loïc Déragne (association Quercus et Garrulus)

1 – L’association Quercus et Garrulus souhaite promouvoir le Semis Assisté par les Geais (SEMAGE) auprès des gestionnaires forestiers : avez-vous davantage de contacts avec l’Office National des Forêts ou bien avec des propriétaires privés ?

Jeunes chênes

Jeunes chênes (Quercus sp.) ayant poussé dans une friche éloignée de plus de 100 mètres des arbres les plus proches grâce à l’action du Geai des chênes (Garrulus glandarius).
Source : Quercus et Garrulus

Pierre-Loïc Déragne : notre association s’adresse à la fois aux gestionnaires privés et publics.

2 – Ne travaillez-vous qu’avec des propriétaires ou gestionnaires français ? Combien vous ont-ils déjà contactés ? Combien ont déjà mis en place le SEMAGE ?

Pierre-Loïc Déragne : notre rayon d’action se situe en France pour l’instant, mais d’autres initiatives existent en Europe (association Proquercus en Suisse et pratique ancienne du SEMAGE en Allemagne par exemple). Nous diffusons le dispositif SEMAGE prioritairement par le biais des gestionnaires forestiers, qui sont des relais indispensables vers les propriétaires de forêt. Nous en avons contacté une petite centaine pour l’instant, et à ce jour, on estime qu’une vingtaine de propriétaires ou gestionnaires pratiquent déjà le SEMAGE en France.

3 – Des propriétaires privés urbains peuvent-ils aussi mettre en place des bacs à glands pour les geais dans leur jardin ?

Pierre-Loïc Déragne : la simplicité du SEMAGE le rend accessible à tout un chacun, et nous avons édité une fiche pratique intitulée « Où ? Quand ? Comment pratiquer le SEMAGE ? », que vous pouvez recevoir en nous contactant

4 – En 2024, deux tables ont été installées dans différentes forêts publiques des massifs alpins de Belledonne, de la Chartreuse, du Vercors, d’Oisans, du Trièves et de Chambaran. L’action s’est un premier temps concentrée sur le Chêne sessile, mais des noix et des châtaignes ont aussi été placées dans les bacs : connaît-on déjà les premiers effets de ces essais ?

Pierre-Loïc Déragne : Henri Moulin, de l’Office National des Forêts (ONF) de l’Isère, est à l’origine de ces travaux. Nous ne pouvons nous exprimer pour son compte, mais le dispositif SEMAGE est en voie de déploiement à plus grande échelle sur les parcelles gérées par l’ONF en Isère.

5 – Des bacs contenant des glands de Chênes pédonculés ont été placés dans une station forestière au sud de la Lozère, à 1 100 mètres d’altitude, où des plantations d’épicéas côtoient des forêts mixtes nées de la déprise agricole, et la première saison a été très « encourageante » : comment évaluer le succès d’une telle opération ?

Jeunes chênes issus d'une Semis Assisté par les Geais (SEMAGE) en Lozère

Jeunes chênes issus d’un Semis Assisté par les Geais (SEMAGE) en Lozère.
Source : Quercus et Garrulus

Pierre-Loïc Déragne : le principal critère de suivi est la densité obtenue de semis vivants. Dans le cas de cette parcelle située en Lozère, après deux ans de Semis Assistés par les Geais, nous obtenons une régénération de l’ordre de 2 000 plants de chênes à l’hectare. Il est prévu de poursuivre le dispositif sur cette parcelle une année de plus, pour obtenir un résultat de 3 000 chênes à l’hectare.

6 – Avez-vous des exemples de propriétaires ou gestionnaires qui n’ont pas obtenu les résultats espérés ? Quelles sont les explications possibles de ces « échecs » ?

Pierre-Loïc Déragne : le choix des emplacements des bacs à glands est crucial pour que les geais les utilisent. Parfois, ils ne sont pas visités, car ils ne sont pas bien placés, ou bien parce que la population de geais est insuffisante. Lorsque l’on constate l’inefficacité d’un bac, il est conseillé de le déplacer sans attendre vers un lieu plus propice.

7 – Le dispositif SEMAGE est-il très développé en Allemagne et en Suisse ? Et dans les autres pays ?

Pierre-Loïc Déragne : le SEMAGE est pratiqué en Allemagne depuis les années 1980, et nous sommes en train de récolter les études et les résultats obtenus dans ce pays.

8 – Quels sont les cas de SEMAGE que vous suivez actuellement ou qui vont bientôt être mis en place ? 

Pierre-Loïc Déragne : en France, à notre connaissance, des projets de SEMAGE sont en cours en Isère, en Ardèche, en Ariège, en Vendée, en Haute-Loire et en Lozère, et probablement aussi dans d’autres endroits dont nous n’avons pas forcément connaissance. Le dispositif de Semis Assistés par les Geais est très simple à mettre en œuvre, donc chacun peut se l’approprier facilement.

9 – Vous indiquez que vous souhaitez mobiliser le grand public et les scolaires pour la mise en place du dispositif à plus grande échelle : souhaitez-vous donc organiser des collectes de glands ? En avez-vous déjà organisé ? Cela ne risque-t-il pas de diminuer la nourriture disponible pour d’autres animaux qui dépendent des glands ?

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Glands de  Chêne pédonculé (Quercus robur) en Dordogne (France).
Photographie : Jebulon / Wikimedia Commons

Pierre-Loïc Déragne : les glands constituent effectivement une source de nourriture essentielle pour de nombreux animaux (insectes, rongeurs, oiseaux, ongulés, etc.). On estime que la récolte annuelle pour les besoins des semis forestiers s’élève à environ dix millions de glands en France. Ce nombre fluctue de façon importante en fonction de l’abondance ou de la faiblesse des glandées (lire L’importante production de glands de l’automne 2022 devrait profiter notamment au Geai des chênes), et il est à mettre en rapport avec les quelques deux milliards de glands laissés au sol par les geais chaque année. Nos moyens humains actuels ne sont pas capables de rivaliser avec l’activité de ces oiseaux, et ils ne représentent donc pour l’instant qu’une proportion infime de la récolte annuelle de glands.

10 – Vous indiquez sur votre site web quercus-garrulus.org que les chênes n’auraient pas colonisé une grande partie de l’Europe sans l’aide des geais : cela a-t-il pu être vérifié ? Ces essences ne peuvent-elles pas se diffuser par d’autres moyens, même si cela prend peut-être plus de temps ?

Pierre-Loïc Déragne : nous nous sommes appuyés sur le travail des chercheurs repris dans un article de Rémy Petit et Alexis Ducousso publié en 1994 par l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA). En 6 000 ans environ, les chênes auraient recolonisé toute l’Europe depuis les poches où ils avaient subsisté à l’extrémité sud de l’Espagne et de l’Italie pendant la dernière glaciation. Toutefois, en étudiant le nombre de générations nécessaires de chênes mâtures et le rayon de dispersion des geais, il manque encore certaines explications à cette recolonisation rapide, et des hypothèses sont élaborées pour envisager aussi des phénomènes de dispersion à très grande distance, peut-être grâce aux activités humaines.

11- Les geais pourraient aider la migration des chênes vers le nord et en altitude, dans des proportions bien supérieures à leurs propres capacités d’adaptation. Les chênes ne sont-ils pas déjà bien répandus dans le nord et l’est de la France ? Quelles zones pourraient encore être colonisées ? Jusqu’à quelle altitude les chênes peuvent-ils désormais pousser du fait du réchauffement climatique ?

Chêne pubescent (Quercus pubescens) en Pologne

Chêne pubescent (Quercus pubescens) en Pologne.
Photographie : Petr Filippov / Wikimedia Commons

Pierre-Loïc Déragne : lorsque l’on aborde la question de la migration assistée des essences forestières, il n’existe aucune vérité et les forestiers essaient d’extrapoler leur connaissance intime des mécanismes des écosystèmes forestiers pour élaborer des stratégies d’adaptation. Dans le cas du chêne, les deux pistes sur lesquelles s’accorde une majorité de forestiers français sont les suivantes : faire migrer vers le nord des essences  thermophiles, comme le Chêne pubescent (Quercus pubescens) et, dans une moindre mesure, le Chêne sessile (Q. petraea), et faire remonter en altitude les deux essences principales en France, les Chênes pédonculé (Q. robur) et sessile, que l’on trouve pour l’instant principalement en plaine et dans l’étage collinéen. Ces deux dernières espèces s’installent relativement bien sur des stations adaptées, jusqu’à 1 200 mètres d’altitude, sur des versants bien exposés.

12 – Des études menées en Amérique du Nord ont montré le rôle central de trois espèces de geais dans la colonisation post-glaciaire du chêne vers le nord et l’ouest du continent : quelles sont-elles ?  

Pierre-Loïc Déragne : il s’agit du Geai bleu (Cyanocitta cristata), qui est le plus répandu (lire Découverte remarquable au Texas d’un hybride entre deux espèces aux aires de répartition autrefois séparées, les Geais vert et bleu) et des Geais de Steller (C. stelleri) et buissonnier (Aphelocoma californica). Ces trois espèces, notamment le Geai bleu, ont établi une symbiose avec les chênes américains comparable à celle notre Geai des chênes avec les essences européennes du genre Quercus.

13 – Il existe aussi des espèces de chênes dans les régions tropicales : connaissez-vous des espèces tropicales qui contribuent à leur dissémination ?

Geai des chênes (Garrulus glandarius) en Moselle (France)

Geai des chênes (Garrulus glandarius) en Moselle (France).
Photographie : Jean-Pascal Weber

Pierre-Loïc Déragne : effectivement, les chênes sont présents uniquement dans l’hémisphère nord, mais jusqu’à des latitudes tropicales. Il existe ainsi environ 40 espèces de chênes en Chine et jusqu’à 80 au Mexique, malheureusement, nous n’avons pas beaucoup d’informations sur la dispersion des glands dans ces territoires. Précisons que le Geai des chênes est également présent en Chine.

14 – Pour les gestionnaires forestiers, le reboisement et la migration assistée des chênes par les geais peuvent s’avérer plus efficaces que la plantation humaine : les forestiers sont-ils toujours moins efficaces que les geais ? Le Semis Assisté par les Geais serait plus efficace pour des petites parcelles ou pour de la densification que pour du reboisement de grandes parcelles (plus de cinq hectares) : dans ce dernier cas, l’Homme serait-il donc plus efficace ?

Pierre-Loïc Déragne : de par son comportement, le Geai des chênes démontre une supériorité nette dans deux domaines : sa capacité à sélectionner des glands sains, non infestés et non contaminés, car c’est un excellent trieur (lire Le Geai des chênes ne raffole pas des glands du Chêne rouge d’Amérique) et sa façon d’enfouir les glands en terre (espacement, profondeur et zone d’enfouissement), qui est idéale pour garantir une germination optimale des futures plantules (lire Les geais sont des forestiers plus efficaces quand ils placent un seul gland par cache).
Les geais apprécient davantage les zones de transition (lisières) et les espaces semi-ouverts pour cacher les glands. Ils sont moins à l’aise dans de larges espaces à découvert car ils sont plus vulnérables aux prédateurs, comme l’Autour des palombes (Astur gentilis).
L’autre aspect de la comparaison est économique : la plantation humaine est coûteuse, alors que l’action des geais est gratuite.

15 – Dans un bac, on peut mélanger des semences de différentes espèces de chênes, mais les geais d’une région donnée ne vont-ils pas toujours privilégier les glands des espèces qu’ils connaissent ?

Bac à glands disposés dans deux compartiments

Bac à glands disposés dans deux compartiments.
Source : Quercus et Garrulus

Pierre-Loïc Déragne : le forestier peut choisir de faire disséminer par les geais une ou plusieurs espèces de chênes. Nous avons des expériences réussies avec les quatre espèces principales (Chênes pédonculé, sessile, pubescent et vert), mais il nous manque des informations pour établir les « préférences » des geais, même si certaines études semblent indiquer un penchant pour les glands du Chêne pédonculé, qui s’avère justement être l’essence pionnière, qui colonise de nouveaux espaces.

16 – Il y aurait au moins 400 000 couples de Geais des chênes en France, et cette population serait en légère décroissance depuis 2013 : sait-on pourquoi ? La France possède-t-elle la plus grande population de geais de l’Union Européenne ?

Pierre-Loïc Déragne : les estimations de la population de Geais des chênes en France manquent cruellement de précisions. Nous travaillons avec la Ligue pour la Protection des Oiseaux pour affiner ces données et il semble que ce chiffre soit largement sous-estimé. Nous espérons pouvoir solliciter des programmes de recherche pour fiabiliser ces estimations.

17 – Le nombre effectif de chênes plantés par les geais en France peut être estimé à 350 millions chaque année, soit l’équivalent d’environ 116 000 hectares de surface forestière (à raison de 3 000 plants à l’hectare) : peut-on comparer ce chiffre avec l’évolution réelle des surfaces des chênaies ?

Pierre-Loïc Déragne : ces premiers chiffrages des services écosystémiques des geais en France sont probablement lacunaires et mériteraient des études plus poussées sur ce point particulier. Ils sont basés sur la littérature scientifique à notre disposition, dont la synthèse manque peut-être de vision d’ensemble pour aboutir à des chiffres précis et incontestables. Néanmoins, les ordres de grandeur avancés (plusieurs centaines de millions d’arbres plantés chaque année par les geais) sont considérables. Nous faisons un appel à candidatures auprès du monde de la recherche pour affiner ces chiffres. Nous n’avons pas de chiffres concernant l’accroissement annuel des chênaies françaises.

18 – Le service de plantation annuel de chênes par les geais serait estimé à un milliard d’euros en France, soit 2 500 euros par couple de geais et par an. Ce chiffre n’est-il pas surestimé, étant donné que le chiffre d’affaires de la filière française du chêne est estimé à un milliard d’euros ?

Peuplement de Chênes sessiles (Quercus petraea)

Peuplement de Chênes sessiles (Quercus petraea) dans la forêt de Rambouillet (Yvelines).
Photographie : Pline / Wikimedia Commons

Pierre-Loïc Déragne : le calcul du montant du service de plantation des chênes assuré par les geais est basé sur le coût de remplacement des activités humaines. Combien coûterait le même travail réalisé par des moyens humains ? Une étude suédoise publiée en 2005 a tenté d’évaluer ce service et a abouti à une fourchette de 4 900 à 22 500 dollars américains par couple de geais et par an ! Toute la filière française du chêne aujourd’hui bénéficie de ce service gratuit fourni par les geais. Il faut également rappeler que le chiffre d’affaires estimé de la filière chêne (un milliard d’euros) ne concerne que les coupes (huit millions de m3) et non pas la quantité totale de bois produite en forêt (environ 16 millions de m3). Seule la moitié de l’accroissement annuel du bois de chêne est actuellement récoltée en France.

19 – Chaque couple de Geais des chênes possède un territoire d’environ cinq hectares : faut-il donc en théorie placer un bac à glands pour cinq hectares ?

Pierre-Loïc Déragne : nos estimations les plus récentes donnent un territoire moyen compris entre deux et cinq hectares par couple. Pour des semis assistés, il n’est donc pas nécessaire d’installer plusieurs bacs sur ces unités de surface. L’expérience nous montre qu’il vaut mieux un bac bien placé et bien visité que plusieurs bacs moins efficaces.

20 – Les bacs à glands doivent-ils toujours être placés à découvert, par exemple dans une clairière ou dans une coupe, à proximité de la lisière (moins de 200 mètres) ? Peut-on en placer un dans une parcelle déjà boisée ?

Pierre-Loïc Déragne : un consensus s’est établi entre les études scientifiques et les expériences de terrain pour déterminer l’endroit préférentiel de l’emplacement d’un bac pour qu’il soit visité rapidement et efficacement par les geais : il doit se situer sous un couvert forestier compris entre 30 et 60 %, c’est-à-dire semi-ouvert. Un endroit trop fermé pourrait l’empêcher d’être repéré, alors que s’il est trop dégagé, cela pourrait perturber ces oiseaux assez timides. Ceci n’est néanmoins pas une règle infaillible.

21 – Pourquoi ne peut-on pas utiliser des bacs à glands de plus de 80 cm de côté et de plus de 20 cm de profondeur ? Peut-on aussi utiliser des bacs en plastique? Est-il recommandé d’installer un toit pour que les glands ne soient pas mouillés ?

Bac à glands

Bac à glands.
Source : Quercus et Garrulus

Pierre-Loïc Déragne : la forme et la taille des bacs sont absolument libres, tant qu’ils maintiennent les glands au sec et qu’ils permettent aux geais de les collecter facilement. Nous préférons des bacs en bois pour des raisons d’adéquation avec l’environnement naturel dans lequel ils sont installés. Les bacs couverts n’ont pas été testés à notre connaissance, mais peut-être seraient-ils moins visibles par les geais ? Nous avons de nombreux enregistrements vidéos de geais collectant des glands dans des bacs sous une pluie battante, et ils ne semblent pas gênés.

22 – Des études et des expérimentations semblent montrer que l’activité de dispersion des chênes par les geais se prolonge tant que des semences sont à mises à leur disposition : peut-on donc leur fournir des glands en dehors de la période comprise entre septembre et novembre ?

Pierre-Loïc Déragne : nous n’avons pas d’expérience de collecte de glands par les geais en dehors de la période automnale. Il semble que le début de la saison, dès le début de la glandée, soit la période d’activité la plus intense, et l’on constate un léger ralentissement en fin de période (novembre).

23 – Peut-on laisser un bac à glands au même endroit pendant plusieurs années de suite ou faut-il le changer de place de temps en temps ?

Pierre-Loïc Déragne : oui, il est conseillé de poursuivre les semis assistés par les geais plusieurs années de suite (quitte à mixer l’origine des semences d’une année sur l’autre), surtout si un emplacement a donné satisfaction. Nous n’avons pas de preuves que les geais ont mémorisé l’emplacement, mais s’ils n’y ont pas rencontré de dangers, ils retrouvent généralement un bac qu’ils ont déjà visité.

24 – L’efficacité du dispositif SEMAGE dépend de la présence de geais dans une zone donnée: faut-il une densité minimum de couples dans un secteur donné pour qu’il soit efficace ?

Geai des chênes (Garrulus glandarius) transportant un gland

Geai des chênes (Garrulus glandarius) transportant un gland en Ariège (France).
Photographie : Alain Mesas

Pierre-Loïc Déragne : parfois, la présence des geais est évidente (ils sont faciles à repérer grâce à leurs cris), mais parfois elle n’est pas remarquée. Ce sont en effet des oiseaux plutôt timides et furtifs, nichant assez haut, de préférence dans des résineux (épicéas). On ne les remarque donc pas toujours. Au début de l’automne, leur activité est maximale et leurs déplacements sont nombreux. Un couple a donc toutes les chances de repérer un bac correctement placé, même s’il niche à plusieurs centaines de mètres. Si le forestier constate que son bac n’est pas visité par les geais au bout d’une semaine, nous lui conseillons d’essayer sans attendre un autre endroit plus propice.

25 – L’Écureuil roux peut-il limiter l’efficacité des bacs à glands ? La progression des populations d’Autours des palombes dans certaines régions d’Europe, par exemple dans le sud du Royaume-Uni, peut-elle aussi poser un problème ?

Pierre-Loïc Déragne : lors de l’analyse des photos ou des vidéos obtenues par des pièges photographiques (lire Utiliser les pièges photographiques pour étudier et observer les oiseaux), nous avons noté peu de cas de glands prélevés par des écureuils lorsque le bac est placé en haut d’un piquet, à distance des branches des arbres les plus proches. Si cela devait se produire, il faudrait probablement essayer de changer d’emplacement.

26 – Des expérimentations ont montré que le dispositif SEMAGE permettait d’implanter des essences de chênes à grande distance (plusieurs centaines de kilomètres) ou à altitude très supérieure (plusieurs centaines de mètres) de leur répartition actuelle : cela n’est-il pas contradictoire avec le fait que les geais disséminent les glands à moins de 2 km ?

Pierre-Loïc Déragne : c’est via le choix des semences proposées aux geais que le forestier va accomplir ce « pas de géant » latitudinal ou altitudinal. En fonction de la stratégie de diffusion choisie, ces oiseaux sélectionneront et récolteront en effet les glands plus ou moins loin. C’est le rôle primordial que le forestier doit jouer pour réaliser une migration assistée des chênes.

27 – Les glands représentent 90 % des réserves alimentaires des geais, mais ils peuvent également cacher des châtaignes ou des faines de hêtre, dans des proportions très minoritaires toutefois : les geais ne peuvent donc pas être utiles pour disséminer ces autres essences ?

Geai des chênes (Garrulus glandarius) avec une noix dans le bec

Geai des chênes (Garrulus glandarius) avec une noix dans le bec en Corrèze (France).
Photographie : Jean Morillon

Pierre-Loïc Déragne : nous constatons que les Geais des chênes emportent aussi des châtaignes et des noix quand on leur en propose, mais dans des proportions très minoritaires par rapport aux glands. Néanmoins, nous souhaitons étudier si les semis assistés par les geais peuvent aussi aider la migration et la régénération des châtaigniers, qui sont très affectés par le changement climatique (avec l’épicéa, c’est en effet l’essence présentant le plus de mortalité en France).

28 – Le Geai des chênes peut-il aussi être efficace pour régénérer des zones incendiées ?

Pierre-Loïc Déragne : absolument, le SEMAGE est tout à fait approprié pour régénérer des zones incendiées, en travaillant notamment à partir des bordures non brûlées.

29 – Pendant la période de nourrissage de ses jeunes au printemps, le besoin de protéines peut amener le Geai des chênes consommer des œufs ou oisillons d’autres espèces (passereaux) : favoriser sa présence en lui mettant à disposition des bacs à glands ne pourrait-il pas nuire à d’autres espèces ?

Pierre-Loïc Déragne : l’impact quantitatif de la prédation de nids d’oiseaux par les geais pendant la période de nourrissage des petits (environ trois semaines) n’est pas vraiment connu. Il fait partie de la longue chaine alimentaire qui s’équilibre naturellement sans l’intervention poussée de l’Homme. Nous pouvons imaginer qu’une hausse des populations de geais aurait un impact sur ses proies potentielles, mais qu’elle ravirait certainement leurs prédateurs.

30 – Quels sont les aspects de la relation geais-chênes qu’il reste encore à comprendre ?

Pierre-Loïc Déragne : au sein de l’association Quercus et Garrulus, nos axes de recherches sont nombreux et variés. Ils concernent prioritairement les questions suivantes :

  • quel est l’état des populations de geais en France ?
  • Quel est le montant des services écosystémiques assurés des geais pour les chênaies françaises ?
  • Quelle est l’influence de l’abondance des glandées (« masting ») sur les populations de geais ?
  • Quelle est l’efficacité des geais dans la dispersion de semences d’autres espèces européennes du genre Quercus, comme les Chênes chevelu (Q. cerris), zéen (Q. canariensis) et de Hongrie (Q. frainetto) ?
  • Le Geai des chênes continue-t-il à « bouder » les glands du Chêne rouge d’Amérique (Q. rubra) ?
  • Les geais peuvent-ils aussi participer efficacement à la régénération des châtaigniers ?
  • Comment aider les forestiers à utiliser plus fréquemment les Semis Assistés par les Geais ?

Nous avons un grand besoin des scientifiques, chercheurs, écologues et autres bonnes volontés pour avancer sur ces questions.

Une vidéo montrant un Geai des chênes cachant un gland

Geai des chênes (Garrulus glandarius) cachant un gland en prévision de l’hiver.
Source : Philippe Boissel, naturaliste amateur

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