Le Grand Tétras (Tetrao urogallus) est un gallinacé vivant dans les forêts de montagne et dans la taïga (lire Gros plan sur le Grand Tétras). Son aire de répartition s’étend du nord-ouest de l’Espagne et de l’Écosse (Grande-Bretagne) à la Sibérie orientale et à la Chine. Douze sous-espèces sont reconnues, dont deux sont présentes en France : T. u. aquitanicus dans les Pyrénées et T. u. major dans le Jura et dans les Vosges. Dans ce dernier massif, alors que l’on comptait encore plus de 1 000 coqs au début du XXe siècle, seuls neuf mâles adultes ont été observés en 2020 (lire Le Grand Tétras en France au printemps 2019 : bilan en demi-teinte et avenir sombre).

Afin d’éviter son extinction à très court terme, un programme de renforcement de la population, soutenu par l’État et piloté par le parc naturel régional des Ballons des Vosges, a démarré en avril 2024 et s’est poursuivi en 2025. Le bilan provisoire est assez mitigé pour le moment, avec une forte mortalité des oiseaux relâchés et deux tentatives de nidification qui ont échoué, majoritairement à cause d’une forte pression de prédation, par la Martre des pins (Martes martes) notamment (lire Nouveaux lâchers de Grands Tétras dans les Vosges au printemps 2025 et tentatives de nidification). Afin d’augmenter les chances de succès des futurs lâchers, des systèmes d’effarouchement des prédateurs par ultrasons, qui ont donné des résultats encourageants dans les monts Cantabriques, pourraient être testés. 

Situations des monts Cairngorms (Grande-Bretagne). 
Carte : Ornithomedia.com

Une autre piste, qui n’a pas été évoquée, pourrait éventuellement être explorée : le nourrissage de diversion. Il consiste à fournir une nourriture accessible aux prédateurs pour les détourner des espèces que l’on veut protéger. Dans une étude publiée en 2025 dans la revue Proceedings of the Royal Society B et relayée par Birdguides, des biologistes ont présenté les résultats d’une expérience menée entre 2021 et 2023 dans le cadre du programme de restauration écologique « Cairngorms Connect », qui concerne une zone de 600 km² située dans le nord de l’Écosse (Grande-Bretagne) et qui abrite la plus importante population britannique de Grands tétras, ainsi qu’un cortège de prédateurs potentiels en expansion, incluant la Martre des pins, le Renard roux (Vulpes vulpes), le Blaireau d’Europe (Meles meles), la Corneille mantelée (Corvus corone cornix) et plusieurs rapaces.  

Aucune limitation de ces prédateurs, par tirs ou par largage d’appâts empoisonnés, n’a été effectuée durant l’étude. Par ailleurs, l’abattage des cervidés (cerfs et chevreuils) pour faciliter la régénération forestière fournit une source de nourriture alternative possible (charognes).

33 carrés d’une surface de 1 km², dans lesquels la présence du Grand tétras a été confirmée, ont été définis, et un apport de nourriture (dépôt de carcasses de cerfs pendant la période critique de nidification), a été réalisé dans certains d’entre eux. Des pièges photographiques ont été posés dans 30 carrés où des bains de poussière régulièrement utilisés par les femelles et leurs poussins ont été repérés (présence récente de plumes fraîches, de fientes, etc.). Le suivi a été effectué de la fin mai à la mi-septembre, correspondant à la période critique suivant l’éclosion.
 
Les images obtenues par les pièges photographiques en 2021 et en 2022 ont été traitées à l’aide des outils Digicam et CamTrapR pour les classer en fonction de la présence de mâles, de femelles et/ou de couvées. Elles ont servi à à entraîner le logiciel Conservation AI afin qu’il puisse identifier automatiquement les coqs et les poules sur les images obtenues en 2023, et cela a donné de très bons résultats (95,4 % des images identifiées contenaient bien une poule). Les comptages de poussins ont ensuite été effectués visuellement sur les séquences d’images concernant des femelles.

Grand Tétras (Tetrao urogallus) femelle près de Kaamanen (Finlande) en mai 2018.
Photographie : Marc Fasol / Sa galerie de photos

L’analyse de la productivité reproductive (nombre de poussins par femelle) a été réalisée à l’aide d’un modèle statistique de régression de Poisson en deux parties : modélisation de la probabilité qu’une femelle ait une couvée (succès reproducteur) via une régression binomiale, puis en cas de couvée présente, modélisation du nombre de poussins (taille de la couvée) via une régression de Poisson tronquée à zéro (car l’on n’observe jamais aucun poussin dans une couvée confirmée). Deux covariables principales d’explication des résultats ont été choisies : la présence d’un nourrissage de diversion et la journée de l’année où l’image a été prise. Un modèle démographique déterministe, basé sur des données antérieures, a enfin permis de comparer la croissance de population avec ou sans nourrissage de diversion, à l’aide de la suite logiciel R.

Les résultats obtenus sont intéressants : le nombre de poussins par femelle est passé de 0,82 à 1,9 avec le nourrissage de diversion, soit une augmentation de 131 %, et la probabilité pour une femelle d’avoir une couvée était significativement plus élevée dans une zone nourrie. Par contre, aucun effet n’a été observé sur la taille des couvées ni sur la survie des poussins après l’éclosion (décroissance naturelle au cours de la saison). La modélisation démographique a montré qu’avec un nourrissage artificiel, la population serait en croissance.

Le nourrissage réduit fortement la prédation par la Martre des pins et le Blaireau européen, mais semble avoir peu d’impact sur la Corneille mantelée et le Renard roux. Il ne semble pas créer des concentrations de prédateurs ni augmenter leur densité, s’il est réalisé sur une durée courte et de façon ciblée. 

Ces résultats expérimentaux  semblent montrer que le nourrissage de diversion réduit la prédation des nids de Grands Tétras, sans avoir besoin de recourir au contrôle létal (tirs ou empoisonnement), et elle pourrait être transposable dans d’autres régions d’Europe où l’espèce est fragile ou en déclin, comme les Alpes et les monts Cantabriques (Espagne), et potentiellement les Vosges : il faut toutefois prendre en compte certaines différences entre ces massifs, comme la présence ou non de Sangliers d’Europe (Sus scrofa), qui peuvent avoir un impact sur les populations de gallinacés de montagne et qui ne se nourrissent qu’occasionnellement de charognes. Par ailleurs, cette technique n’améliore pas le taux de survie des poussins, et d’autres mesures, comme une gestion appropriée de l’habitat, sont nécessaires en complément.

 Grand Tétras (Tetrao urogallus) mâle paradant dans le massif des Cairngorms (Écosse).
Source : Nature Picture Library

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