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Amber Cowans (CREEM) : utiliser des enregistreurs et l’IA pour évaluer l’impact des promeneurs sur l’activité vocale des oiseaux forestiers écossais
Amber Cowans est étudiante au Centre for Research into Ecological and Environmental Modelling (CREEM), au sein de l’université de St Andrews (Grande-Bretagne).
Source : Amber Cowans
Introduction
Se déroulant sur environ 600 kilomètres carrés dans le parc national des Cairngorms, dans les Highlands d’Écosse, le projet Cairngorms Connect est le plus vaste programme de restauration écologique de Grande-Bretagne : il a pour ambition de rétablir en plusieurs décennies le fonctionnement des différents écosystèmes (pinèdes anciennes, landes, tourbières, etc.) du parc dans une optique de cohabitation durable entre les activités humaines et la faune. En effet, la fréquentation touristique et récréative atteint près de deux millions de visiteurs par an dans cette zone, soulevant des questions cruciales sur les effets de la présence humaine sur la nature.
C’est dans ce contexte qu’Amber Cowans, étudiante au Centre for Research into Ecological and Environmental Modelling (CREEM) de l’université de St Andrews (Grande-Bretagne), a conduit une recherche visant à comprendre comment les promeneurs, les randonneurs et les cyclistes influençaient le comportement vocal des passereaux forestiers. Son étude s’appuie sur une méthodologie innovante combinant un suivi acoustique passif (grâce à la pose d’enregistreurs autonomes) et l’Intelligence Artificielle via le logiciel BirdNET, dont le fonctionnement est basé sur un réseau neuronal profond.
Environ 13 000 heures d’enregistrements sonores ont été collectées durant la saison de reproduction 2024 dans près d’une centaine de sites forestiers répartis dans le parc national des Cairngorms, à différentes distances des sentiers. Ces données ont permis d’identifier plus de 130 espèces d’oiseaux et de caractériser finement leurs réponses comportementales vis à vis de la présence humaine. Les résultats obtenus ont mis en évidence des réactions très différenciées selon les espèces et les moments de la journée, allant de l’évitement des zones fréquentées à une relative tolérance, voire à une adaptation à la mosaïque de milieux créés par la présence des chemins.
Après des présentations générales du Cairngorms Connect et des travaux d’Amber Cowans, nous vous proposons une interview de cette dernière, dans laquelle elle revient notamment sur ses motivations, les méthodes employées, les difficultés rencontrées et les perspectives d’application de ses résultats pour la gestion durable des espaces naturels et la sensibilisation des visiteurs.
Abstract
Taking place over approximately 600 square kilometers in the heart of the Cairngorms National Park in the Scottish Highlands, the Cairngorms Connect project is the largest ecological restoration program in Great Britain. It aims to restore the functioning of the park’s various ecosystems (ancient pine forests, moors, peat bogs, etc.) over several decades, with a view to ensuring sustainable coexistence between human activities and wildlife. Indeed, tourism and recreational activities reach nearly two million visitors per year in this area, raising crucial questions about the effects of human presence on nature.
It is in this context that Amber Cowans, a student at the Centre for Research into Ecological and Environmental Modeling (CREEM) at the University of St Andrews (Great Britain), conducted research aimed at understanding how walkers, hikers, and cyclists influence the vocal behavior of forest passerines. Her study is based on an innovative methodology combining passive acoustic monitoring (using autonomous recorders) and Artificial Intelligence via BirdNET software, which is based on a deep neural network.
Approximately 13,000 hours of sound recordings were collected during the 2024 breeding season at nearly a hundred forest sites spread across the Cairngorms National Park at varying distances from trails. This data made it possible to identify more than 130 bird species and to precisely characterize their behavioral responses to human presence. The results revealed highly differentiated reactions depending on the species and time of day, ranging from avoidance of busy areas to relative tolerance, or even adaptation, to the mosaic of environments created by the presence of trails.
After presentations on Cairngorms Connect and Amber Cowans’ work, we present you an interview with this student, in which she discusses in particular his motivations, the methods used, the difficulties encountered and the prospects for applying his results for the sustainable management of natural spaces and raising awareness among visitors.
Cairngorms Connect, le plus grand projet britannique de restauration écologique
Situations des monts Cairngorms (Grande-Bretagne). |
Se déroulant au cœur du parc national des Cairngorms, dans les Highlands d’Écosse, le projet Cairngorms Connect couvre environ 600 kilomètres carrés de paysages parmi les plus sauvages et emblématiques du Royaume-Uni : des forêts anciennes de Pins sylvestres (Pinus sylvestris), des landes, des tourbières, des étangs, des cours d’eau et des zones d’altitude dénuées d’arbres.
Né d’un partenariat entre les agences Forestry and Land Scotland et NatureScot, la compagnie Wildland Limited et l’association Royal Society for the Protection of Birds (RSPB) Scotland et coordonné par les autorités du parc national des Cairngorms, le projet bénéficie du soutien financier du programme Endangered Landscapes & Seascapes de la Cambridge Conservation Initiative, financé par la fondation Arcadia. Tous ces partenaires partagent une vision à très long terme (plus de deux siècles !) visant à restaurer, reconnecter et protéger ces paysages naturels.
La philosophie de Cairngorms Connect repose sur l’idée que la restauration écologique ne consiste pas seulement à réparer les dommages passés, mais aussi à redonner vie aux dynamiques naturelles : la régénération spontanée des forêts, le libre écoulement des rivières, la reconstitution des zones humides, ou encore le retour des espèces indigènes disparues localement. Il s’agit d’un projet profondément orienté vers le futur, où la nature est encouragée à retrouver sa propre autonomie.
Les actions déjà menées sont multiples et complémentaires. Par exemple, dans les forêts anciennes, les équipes favorisent la régénération naturelle des Pins sylvestres, des bouleaux et des sorbiers, et reconnectent les boisements isolés en supprimant les clôtures et en limitant le pâturage. Dans les tourbières et les zones humides, la remise en eau des sols dégradés permet de restaurer les habitats, de stocker le carbone et d’améliorer la qualité de l’eau. Les cours d’eau, en particulier, sont réhabilités à travers des opérations de reméandrage et de suppression d’anciens ouvrages pour redonner vie aux écosystèmes aquatiques.
Paysage forestier dans les monts Cairngorms (Grande-Bretagne). |
Parallèlement, un vaste programme de suivi de la biodiversité (oiseaux, mammifères, invertébrés et flore) est conduit afin d’évaluer les effets écologiques et climatiques à long terme de ces activités de restauration.
Le projet Cairngorms Connect constitue ainsi un véritable laboratoire à ciel ouvert pour la recherche en écologie et en sciences de la conservation. Les études menées sur place, comme celles consacrées à l’impact de la fréquentation sur les oiseaux ou à la connectivité des habitats forestiers, permettent de mieux comprendre comment les activités humaines interagissent avec la faune sauvage, et comment concilier accès du public et préservation des milieux.
Il se distingue également par son approche sociale et participative : il s’appuie en effet sur une étroite collaboration entre les communautés locales, les gestionnaires forestiers, les éleveurs, les chercheurs et les acteurs du tourisme, l’enjeu étant de concilier restauration écologique, qualité de vie humaine et développement économique durable, en encourageant une relation respectueuse entre les habitants, les visiteurs et la nature. La sensibilisation du public occupe en particulier une place centrale : des programmes éducatifs, des parcours d’interprétation et des actions de communication visent ainsi à favoriser un écotourisme responsable, fondé sur une découverte sans perturbation.
Le projet Cairngorms Connect cherche donc à démontrer qu’il est possible de réconcilier sur une grande échelle restauration et conservation de la nature et présence humaine.
Les travaux d’Amber Cowans : évaluer l’impact des activités humaines de plein air sur l’avifaune des Cairngorms
Dans le cadre du projet Cairngorms Connect, Amber Cowans, étudiante au Centre for Research into Ecological and Environmental Modelling (CREEM) de l’université de St Andrews (Grande-Bretagne), s’intéresse à la manière dont la présence humaine, qu’il s’agisse de l’existence de sentiers (recréation structurelle) ou de la fréquentation réelle par les randonneurs et les cyclistes (recréation fonctionnelle), influence le comportement vocal des passereaux dans les forêts du parc national des Cairngorms.
Ses recherches sont parties du constat que les oiseaux présentent des réponses très variables à la présence humaine, certaines espèces tolérant une proximité limitée, tandis que d’autres réagissent par une élévation du stress, une dépense énergétique accrue ou une altération de comportements essentiels, comme la reproduction ou l’alimentation. Ces perturbations peuvent, à long terme, conduire à des changements d’utilisation de l’habitat, voire à une diminution locale de la biodiversité, même si, dans certains cas, l’activité humaine peut aussi fournir des ressources supplémentaires ou une protection indirecte contre les prédateurs en les éloignant.
Enregistreur autonome attaché sur un tronc dans les monts Cairngorms (Grande-Bretagne). |
Pour étudier ces effets à l’échelle du paysage, un dispositif de suivi acoustique passif a été déployé dans 96 sites forestiers du parc, chacun étant équipé de deux enregistreurs autonomes du modèle Song Meter Micro de la compagnie Wildlife acoustics : l’un était placé à proximité immédiate d’un sentier principal (moins de 20 m), et l’autre en retrait (plus de 200 m). Chaque enregistreur a collecté six heures d’enregistrements sonores par jour, à l’aube, à midi (entre 12 et 14 h) et au crépuscule, pendant la saison de reproduction (de mai à juin), pour une durée médiane de 21 jours, soit un total cumulé d’environ 13 000 heures d’enregistrement.
L’ensemble des données acoustiques a été analysé à l’aide du classificateur automatique BirdNET, un outil d’intelligence artificielle libre de droits reposant sur des réseaux de neurones profonds. Ce logiciel interprète les spectrogrammes des sons et attribue à chaque signal une espèce probable avec un score de confiance continu noté entre 0 et 1. Seuls les sons présentant un score supérieur à 0,1 ont été conservés pour l’analyse initiale, puis un filtrage plus strict (score supérieur à 0,5 et intervalle de plus d’une minute entre deux cris) a permis d’obtenir des détections robustes.
Au total, plus de 130 espèces d’oiseaux ont été identifiées, dont une communauté de 26 passereaux forestiers qui a été retenue pour une analyse détaillée. Le nombre de détections par site variait de 714 à 5 722, avec une richesse spécifique comprise entre 15 et 26 espèces. Afin de relier les variations du comportement vocal à l’environnement, 39 indicateurs de complexité de la végétation ont été calculés à partir des données obtenues via le laser LiDAR (qui peut générer des cartes et des modèles 3D), puis résumés par une Analyse en Composantes Principales (ACP) pour décrire statistiquement la structure de l’habitat.
L’intensité de la fréquentation humaine a été quantifiée à partir de données issues de l’application sportive Strava, selon un « indice de fréquentation » combinant le nombre d’activités (piétons et cyclistes) et la longueur des chemins. Les modèles statistiques ont ensuite permis d’examiner les fréquences d’appel des passereaux en fonction du type de site (sentier ou hors sentier), de la complexité de l’habitat, du niveau de fréquentation et du moment de la journée.
Grand Tétras (Tetrao urogallus) femelle photographiée par un piège dans le parc national des Cairngorms (Grande-Bretagne) le 22 septembre 2024. Cette espèce est très sensible aux dérangements. |
Les résultats ont révélé une influence significative de la période d’enregistrement, l’activité vocale différant nettement entre l’aube, le milieu de journée et le crépuscule. L’effet de la proximité des sentiers varie selon les espèces et les moments de la journée. Par exemple, la Mésange huppée (Lophophanes cristatus) est observée beaucoup moins souvent près des sentiers, ce qui suggère un comportement d’évitement potentiel, tandis que d’autres espèces, comme le Pouillot fitis (Phylloscopus trochilus) et la Grive musicienne (Turdus philimelos), sont plus fréquemment observés près des chemins peut-être parce qu’ils recherchent les zones de lisière.
Ces résultats préliminaires ont mis en évidence des réponses spécifiques face à la structure et à l’intensité de la fréquentation humaine, soulignant la nécessité d’une approche fine et contextualisée de la gestion des sentiers et des flux de visiteurs. La prochaine étape du projet consistera à développer des modèles pour explorer les interactions spatio-temporelles entre les espèces, et ainsi de mieux comprendre comment les perturbations humaines influencent la dynamique acoustique et écologique des forêts des Cairngorms.
Cette étude démontre le potentiel considérable des réseaux de neurones pré-entraînés, comme ceux du logiciel BirdNET, pour traiter rapidement de grandes quantités de données acoustiques et identifier des schémas comportementaux à grande échelle. Toutefois, la fiabilité des interprétations dépend de la validation rigoureuse des détections et d’une modélisation appropriée des incertitudes. Les premiers résultats obtenus suggèrent que la réponse des passereaux forestiers à la présence humaine dans le cadre du projet Cairngorms Connect n’est ni uniforme ni univoque, mais reflète une mosaïque complexe de comportements adaptatifs selon l’espèce, l’habitat et le moment de la journée.
Les travaux d’Amber Cowans ont été financés par le National Environment Research Council et Forestry and Land Scotland, et ils ont été soutenus par Wildland Limited.
L’interview d’Amber Cowans
1 – Pourquoi avez-vous été contactée pour mener une étude sur les perturbations de l’avifaune dans les Cairngorms par les activités humaines ? Ce problème est-il vraiment sérieux dans cette partie de l’Écosse, pourtant vaste et peu peuplée ? Est-il surtout significatif en été ?
Promeneur sur un sentier dans le parc national des Cairngorms (Grande-Bretagne). |
Amber Cowans : Cairngorms Connect est le plus vaste projet de restauration d’habitats en Écosse, et la zone concernée est très importante pour comprendre comment concilier les activités humaines et la conservation de la faune. En effet, près deux millions de visiteurs s’y rendent chaque année pour profiter de la nature, et nous voulions comprendre comment les oiseaux de la région réagissaient à cette présence humaine. Le printemps et l’été correspondent à la saison de reproduction de toutes les espèces, mais ce sont aussi les périodes les plus fréquentées, il est donc essentiel de réduire les perturbations potentielles qui pourraient perturber leur reproduction ou leur nourrissage.
Les humains font partie du paysage, et c’est pourquoi nous menons cette étude afin de déterminer comment les différentes espèces d’oiseaux réagissent aux activités humaines, d’identifier quand et où la perturbation est la plus importante, et de mieux communiquer ces informations aux visiteurs.
2 – Le Grand Tétras (Tetrao urogallus) se reproduit dans les monts Cairngorms : la présence humaine représente-t-elle une réelle menace pour cette espèce, et sa présence est-elle l’une des raisons de votre étude ?
Amber Cowans : oui, il ne reste qu’environ 500 Grands Tétras en Écosse (lire Grand Tétras : la gestion « exemplaire » de la Strathspey National Forest), et la zone d’étude constitue un bastion important pour cette population. Comme ils nichent au sol, les chiens en liberté et les promeneurs qui quittent les sentiers risquent davantage de déranger les couvées que pour les espèces nichant dans les arbres. Nous sommes préoccupés par l’effet des dérangements sur cette espèce, car le faible nombre d’individus fait que chaque perturbation a un effet proportionnellement beaucoup plus important. Par exemple, un seul chien non tenu en laisse qui dérange un mâle reproducteur peut avoir des conséquences bien plus graves que si des milliers d’autres mâles se reproduisaient. C’est pourquoi il est essentiel de suivre l’activité de cette espèce dans des zones plus ou moins fréquentées par les humains.
3 – Vous avez déployé des enregistreurs autonomes dans 96 sites en milieu forestier, à proximité ou loin des sentiers principaux. Comment avez-vous choisi ces sites ? Pourquoi les avoir uniquement placés en milieu boisé, et non en altitude, au-dessus de la limite des arbres ? Ces appareils étaient-ils installés sur les arbres ? Pourquoi avez-vous choisi le modèle Song Meter Micro de Wildlife Acoustics ?
Enregistreur autonome Song Meter Micro de Wildlife Acoustics. |
Amber Cowans : j’ai choisi de me concentrer sur les forêts, car il s’agit de l’habitat des oiseaux étudiés (passereaux et Grand Tétras) et qu’il est traversé par de nombreux sentiers fréquentés qui le fragmentent. J’ai divisé la zone d’étude en grilles de 2 km² et, dans chacune d’entre elles, j’ai installé un enregistreur sur un sentier principal et un autre en dehors du sentier. Afin d’assurer l’indépendance des détections, les deux appareils étaient espacés d’au moins 250 m pour éviter qu’un même chant/cri soit capté à plusieurs reprises. Tous les enregistreurs étaient fixés à environ 1,5 m de hauteur sur des troncs d’arbres, en évitant ceux étant trop larges ou entourés de végétation dense, qui peuvent bloquer les sons. J’ai choisi le Song Meter Micro de Wildlife Acoustics car il est très robuste, a une bonne portée, une longue autonomie, un faible taux de panne (seulement 2 sur 192 déploiements) et permet de programmer les heures d’enregistrement en fonction du lever et du coucher du soleil.
4 – Pourquoi utiliser un suivi acoustique passif plutôt que des relevés humains ?
Amber Cowans : le suivi acoustique passif permet d’obtenir de nombreuses données répétées dans des sites difficiles d’accès. Il est efficace pour détecter les espèces rares, économe en temps et permet une collecte de données sur le long terme, ce qui est utile pour analyser les paysages sonores grâce à des indices acoustiques, afin de suivre les changements au fil du temps. C’est désormais la méthode standard utilisée pour le suivi de nombreuses espèces animales actives vocalement (lire Utiliser des Unités d’Enregistrement Autonomes pour étudier les oiseaux). Bien sûr, les relevés humains gardent leur importance pour estimer l’abondance des individus et observer les espèces plus discrètes.
5 – Les enregistreurs ont collecté six heures de données par jour (à l’aube, entre 12 h et 14 h, et au crépuscule) pendant la saison de reproduction (de mai à juin), soit environ 13 000 heures d’enregistrements. Ces données ont-elles été obtenues lors d’une seule saison ?
Amber Cowans : ces enregistrements ont été réalisés sur une seule saison (printemps et été 2024), car mon objectif était d’obtenir une « photographie » de la répartition spatiale des espèces en fonction de l’activité humaine et des infrastructures. Il serait intéressant d’y retourner dans quelques années pour voir comment la communauté d’espèces et/ou le paysage sonore ont évolué, surtout dans le cadre du projet de restauration active.
6 – Vous avez choisi BirdNET Analyser GUI, un classificateur utilisant un réseau de neurones artificiels pour identifier rapidement un grand nombre d’espèces (984 espèces nord-américaines et européennes). Est-ce le logiciel le plus performant ? Combien d’espèces européennes peut-il identifier ?
Impression d’écran du logiciel BirdNET Analyser GUI (cliquez sur la photo pour l’agrandir). |
Amber Cowans : il existe plusieurs bons outils pour identifier les espèces d’oiseaux à partir d’enregistrements de longue durée, mais j’ai choisi BirdNET Analyser GUI car il s’agit d’un classificateur pré-entraîné, entièrement automatisé, qui incluait déjà toutes les espèces que je souhaitais étudier. Il est désormais entraîné sur environ 3 000 espèces du monde, couvrant l’avifaune européenne. Cependant, son taux de réussite varie selon les espèces, en fonction des données d’entraînement disponibles et de la complexité des vocalisations.
7 – BirdNET permet une détection rapide et peu coûteuse, et il peut accroître la probabilité de détecter des espèces rares ou discrètes. Serait-il utile pour détecter la présence du Grand Tétras ?
Amber Cowans : oui. Comme le Grand Tétras est rare et craintif, la surveillance acoustique passive constitue une méthode non invasive et peu coûteuse pour collecter des données. Son chant est en outre distinct (un roulement grave suivi de clics et d’un “pop” final semblable à un bouchon de bouteille). Cependant, BirdNET analyse des extraits de trois secondes, et même pour un expert humain, il est difficile d’identifier un Grand Tétras sur une durée si courte, ses vocalisations pouvant être confondues avec un choc ou une goutte de pluie. Ainsi, les détections de ce gallinacé réalisées avec BirdNET sont très rares, et la plupart se sont révélées être de la pluie ! Cela souligne l’importance de vérifier les résultats, surtout pour les espèces rares. Nous explorons d’autres options, comme l’entraînement personnalisé de BirdNET sur des appels confirmés de Grands Tétras, ou l’utilisation d’algorithmes de regroupement « appâtés » avec un chant de référence. J’ai également installé des pièges photographiques dans les mêmes zones, notamment sur les sites où les oiseaux se roulent dans la poussière pour se débarrasser des parasites, car cela nous aide à compter le nombre de poussins par couvée. Pour une espèce aussi rare, combiner plusieurs méthodes de suivi est la clé du succès.
8 – BirdNET est-il compliqué à utiliser ? Faut-il beaucoup de travail pour découper les enregistrements ? Comment avez-vous procédé ?
Amber Cowans : même si l’intelligence artificielle peut sembler complexe, BirdNET est en réalité très simple d’utilisation. Il existe maintenant une interface graphique (application de bureau), donc il n’est plus nécessaire de coder en Python pour s’en servir. Tout le monde peut le télécharger gratuitement sur github.com. Il suffit de téléverser les fichiers audio, et le programme découpe automatiquement les enregistrements en segments de trois secondes, identifie les espèces présentes et produit un fichier de résultats indiquant toutes les espèces détectées. Il est important de paramétrer l’analyse pour rechercher uniquement les espèces attendues à l’endroit et durant la période de l’étude. Dans mon cas, j’ai fourni à BirdNET une liste personnalisée des espèces présentes dans les Cairngorms, afin de réduire les faux positifs.
9 – Comment être sûr que BirdNET soit fiable ? Avez-vous constaté des taux élevés de faux positifs ou faux négatifs ?
Grand Tétras (Tetrao urogallus) mâle photographié par un piège dans le parc national des Cairngorms (Grande-Bretagne) le 14 avril 2024. Le chant de cette espèce est mal identifié par BIrdNET. |
Amber Cowans : oui. Les faux négatifs surviennent lorsqu’une espèce est présente, mais non détectée, et les faux positifs lorsqu’une détection est erronée. Comme tout outil, BirdNET n’est pas parfait : il ne faut donc jamais considérer ses résultats comme absolument certains. BirdNET attribue à chaque détection un score de confiance. On choisit un seuil au-dessus duquel on considère la détection comme probablement réelle. Un seuil élevé réduit les faux positifs, mais augmente le risque de manquer de vraies détections, tandis qu’un seuil bas fait l’inverse. Par exemple, pour le Grand Tétras, certaines détections avec un score pourtant élevé (0,9) se sont révélées être des gouttes de pluie frappant l’appareil. Cela montre pourquoi la validation spécifique par espèce est cruciale. Une bonne pratique consiste à écouter un échantillon d’enregistrements à différents niveaux de confiance (par exemple, 10 à 0,1, 10 à 0,2, etc.) pour déterminer à partir de quel seuil les détections deviennent fiables, puis à fixer ce seuil en conséquence. Ce n’est pas parfait, mais cela réduit considérablement les erreurs.
10 – BirdNET attribue des scores de confiance à plusieurs espèces possibles. Les confusions entre espèces sont-elles fréquentes à cause de similarités sonores ? Pour lesquelles, par exemple ?
Amber Cowans : oui. Lorsque BirdNET propose plusieurs étiquettes pour une même détection, on garde généralement celle ayant le score le plus élevé, et l’on écarte les autres. Ce n’est pas idéal, car un même extrait peut contenir plusieurs espèces, mais cela limite les faux positifs. Ce logiciel a plus de mal à distinguer les espèces aux vocalisations semblables, même s’il s’appuie sur des spectrogrammes et peut reconnaître des différences très fines que l’oreille humaine perçoit mal. Certaines confusions restent fréquentes : par exemple, le cri de contact de la Mésange charbonnière (Parus major) peut être confondu avec celui du Pinson des arbres (Fringilla coelebs). BirdNET peut aussi confondre un corbeau avec un aboiement de chien, car leurs sons présentent parfois des motifs similaires !
11- La relation entre le score de confiance et la précision varie selon les espèces : cela signifie-t-il que BirdNET identifie bien certaines espèces comme le Troglodyte mignon (Troglodytes troglodytes) (score de 0,91), mais a plus de difficultés à en identifier d’autres, comme le Merle noir (Turdus merula) (score de 0,26) ? À votre avis, pourquoi ? Que signifie « Mésange noire (Periparus ater) – 0,3 : 90 % de précision » ?
Le chant du Troglodyte mignon (Troglodytes troglodytes) est bien identifié par BirdNET. |
Amber Cowans : oui, BirdNET identifie certaines espèces beaucoup mieux que d’autres. Le Troglodyte mignon a par exemple un chant très distinct et beaucoup de données d’entraînement (c’est un oiseau très vocal et très commun), donc presque toutes les détections avec un score supérieur à 0,1 sont des vrais positifs. En revanche, pour d’autres espèces, il y a davantage de faux positifs à des scores élevés, ce qui oblige à fixer un seuil plus strict. En testant la validité des détections selon leur score, on peut déterminer le seuil qui donne la précision souhaitée. Ainsi, si l’on garde toutes les détections de Mésanges noires ayant un score supérieur à 0,3, on obtient un jeu de données dont la précision est d’environ 90 %.
12 – Que signifie l’expression « le seuillage réduit les scores à 0 ou 1 » ?
Amber Cowans : cela veut dire qu’on fixe un seuil, et toutes les détections ayant un score supérieur sont considérées comme des présences confirmées (1), et celles en dessous comme absentes (0). C’est une manière de transformer les données de probabilité incertaine produites par BirdNET en données binaires de présence/absence, comparables à celles obtenues par des relevés humains.
13 – BirdNET a identifié 130 espèces dans la zone d’étude, mais vous n’en avez retenu que 26 (passereaux forestiers, sans les corvidés). Pourquoi ?
Amber Cowans : j’ai détecté beaucoup d’espèces, y compris des oiseaux de passage ou rares, mais mon étude s’intéressait aux espèces résidentes forestières, pour lesquelles BirdNET est le plus fiable : les passereaux. Ces espèces sont en effet très vocales et ont des chants distincts. En revanche, le logiciel confond souvent les corvidés (corbeaux, corneilles, geais et choucas) entre eux, c’est pourquoi j’ai choisi de me concentrer sur les petits passereaux.
14 – Vous avez utilisé 39 indicateurs de complexité de la végétation à partir de données obtenues par le laser LiDAR. Pourquoi, puisque vous n’avez échantillonné qu’en forêt ?
Enregistreur autonome attaché sur un tronc à plus de 300 mètres d’un sentier dans les monts Cairngorms (Grande-Bretagne). |
Amber Cowans : même en forêt, la structure locale de la végétation (densité du sous-bois, complexité du couvert, etc.) influence la présence et l’abondance des oiseaux, ainsi que la portée du son sur les enregistreurs. Je voulais donc contrôler ces différences fines pour isoler les effets de la fréquentation humaine. Les données satellitaires sont trop grossières, mais, grâce à une collaboration avec l’université de Cambridge, j’ai eu accès à des données LiDAR aéroportées très précises, parfaites pour mesurer la complexité de l’habitat à petite échelle.
15 – Vous souhaitiez observer comment les oiseaux réagissaient à la présence humaine. Comment avez-vous évalué la fréquentation du secteur par les piétons et les cyclistes ?
Amber Cowans : je voulais comparer non seulement les zones proches ou éloignées des sentiers, mais aussi les différences selon la fréquentation. Certaines zones des monts Cairngorms sont très visitées, d’autres beaucoup moins. J’ai donc utilisé les données issues de Strava, qui indiquent où les gens marchent, courent ou font du vélo. Bien sûr, tout le monde n’utilise pas cette application, mais c’est une source très complète spatialement et un bon indicateur relatif des zones « chaudes » et « froides » d’activité. Cela m’a permis de quantifier la fréquentation de chaque sentier étudié.
16 – Une façon d’améliorer les performances de BirdNET consiste à s’assurer que les enregistrements annotés sont suffisamment longs (ou contiennent suffisamment de vocalisations) pour produire un nombre acceptable de détections de haute qualité des espèces ciblées : est-ce pour cela que vous avez décidé d’enregistrer en continu et pendant de nombreuses heures ?
Amber Cowans : oui. Tous les enregistrements duraient deux heures en continu, et j’ai traité l’ensemble avec BirdNET. Avoir de longues durées d’enregistrement permet d’obtenir beaucoup de données et de s’assurer de détecter toutes les espèces résidentes. Enregistrer en continu (plutôt qu’une minute toutes les 15 minutes, par exemple) consomme plus vite la batterie, mais cela permet aussi de calculer des indices acoustiques résumant le paysage sonore, utiles dans le parc national pour suivre les évolutions dans le temps.
17 – Vous avez observé des différences de taux de vocalisation entre les zones proches et éloignées des sentiers, selon les moments de la journée : pouvez-vous préciser ?
Amber Cowans : oui. J’ai comparé, pour chaque espèce, le nombre de détections près des sentiers et loin des sentiers. Ce qui est intéressant, c’est que pour certaines espèces, cette différence variait selon le moment de la journée, en lien avec leur activité vocale. Par exemple, il y a souvent une forte différence à midi, quand la fréquentation humaine est la plus élevée, mais pas à l’aube, quand il y a moins de monde. Cela montre à quel point le moment des enregistrements est crucial pour comprendre comment les oiseaux réagissent aux humains, et cela révèle aussi les rythmes vocaux propres à chaque espèce.
18 – Pour quelles espèces de passereaux la présence des promeneurs est-elle la plus problématique ? Et pour lesquelles est-elle la moins sensible ?
La Mésange huppée (Lophophanes cristatus) est moins souvent détectée par les enregistreurs autonomes près des sentiers du parc national des Cairngorms (Grande-Bretagne). |
Amber Cowans : les réponses varient beaucoup selon les espèces. Par exemple, la Mésange huppée (Lophophanes cristatus) est moins souvent détectée près des sentiers, ce qui suggère une sensibilité à la structure de la végétation et à la présence humaine. Le Troglodyte mignon ou le Rougegorge familier, eux, ne montrent presque pas de différence. Certaines espèces, comme le pouillot fitis (Phylloscopus trochilus) ou la Grive musicienne, sont même plus fréquemment détectées près des sentiers, peut-être parce qu’elles profitent des lisières créées par ceux-ci.
Sans mesurer des paramètres comme la taille des couvées ou les niveaux d’hormones de stress, il est difficile de dire s’il y a des conséquences démographiques, mais le suivi acoustique passif permet déjà de comprendre comment les sentiers et la fréquentation humaine influencent la composition et le comportement des communautés d’oiseaux. Je ne présenterais pas la présence humaine comme un « problème », car il est important que les gens puissent profiter de ces espaces, mais comprendre ces effets permet d’améliorer la cohabitation entre humains et nature.
19 – Comment vos résultats seront-ils utilisés par les responsables du projet Cairngorms Connect ? Comment les visiteurs peuvent-ils réduire leur impact sur les oiseaux ?
Amber Cowans : mes résultats permettent d’identifier quelles espèces sont les plus sensibles à la présence humaine et comment les sentiers influencent leur comportement pendant la reproduction, notamment où elles nichent et se nourrissent. Ces informations serviront à mieux concevoir les sentiers, à orienter les visiteurs et à renforcer la protection des habitats, pour que la forêt reste un lieu partagé. Pour les visiteurs, le mieux serait de rester sur les sentiers balisés, de réduire le bruit, de ne pas pénétrer dans la végétation, et de tenir les chiens en laisse. Se déplacer calmement, éviter de s’attarder dans les zones de nidification et respecter les consignes saisonnières permet de profiter de la nature tout en la respectant.
20 – Avez-vous déjà mené, ou prévoyez-vous de mener, d’autres études avec BirdNET ?
Amber Cowans : oui, j’ai déjà utilisé BirdNET dans un autre projet plus restreint en Écosse, où j’ai étudié la variation de la richesse spécifique en fonction de la distance aux sentiers. J’aimerais beaucoup approfondir ces recherches, notamment sur les facteurs d’habitat influençant la performance de BirdNET. Dans le cadre de mon doctorat, je mène aussi une étude via la pose de pièges photographiques sur les effets de la fréquentation humaine sur le Grand Tétras, mais aussi sur des mammifères comme le Blaireau d’Eurasie (Meles meles), la Martre des pins (Martes martes) et le Renard roux (Vulpes vulpes).
Je réalise en parallèle une étude sociale sur la façon dont les visiteurs réagissent aux panneaux de sensibilisation (rester sur les chemins, garder les chiens en laisse, etc.).
Je n’ai pas encore le temps pour lancer un nouveau projet BirdNET, mais il reste de nombreuses questions passionnantes à explorer. Et si quelqu’un souhaitait collaborer à partir des données BirdNET collectées lors de mon étude, je serais ravie d’en discuter.
Une vidéo de présentation du projet Cairngorms Connect
Une vidéo de présentation du projet Cairngorms Connect.
Source : Cairngorms Connect
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Compléments
À lire sur le web
- Le site web du projet Cairngorms Connect : cairngormsconnect.org.uk
- Le site web de l’Office national de tourisme d’Écosse : www.visitscotland.com/fr-fr/
- Le site web de la RSPB Scotland : www.rspb.org.uk/whatwedo/scotland/
Ouvrages recommandés
- Le Guide Ornitho de L. Svensson et al
- Northern Scotland, Orkney and Shetland (Carte) de Ordnance Survey
- Where to Watch Birds in Scotland de Mike Madders
Sources
- R. D. Summers et R. W. Summers (2005). Population size, breeding biology and origins of Scottish Purple Sandpipers. British Birds. Volume : 98. Numéro : 11. Pages : 579-588. www.researchgate.net
- Roy Dennis (1983). Purple Sandpipers breeding in Scotland. British Birds. Volume : 76. Pages : 563-566. Décembre. britishbirds.co.uk
- RSPB. Purple Sandpiper. www.rspb.org.uk





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