L’hybridation joue un rôle important dans l’évolution des espèces

Moineau cisalpin (Passer italiae)=

Moineau cisalpin (Passer italiae) mâle à Pralognan-la-Vanoise (Savoie) le 14 août 2013. : Cette espèce serait apparue suite à l’hybridation entre les Moineaux domestique (P. domesticus) et espagnol (P. hispaniolensis).
Photographie : Laurent Rouschmeyer

Depuis les années 1960, de nombreuses preuves ont été accumulées montrant le rôle évolutif important de l’hybridation chez les oiseaux. En particulier, les techniques d’analyse génétique, qui ont permis de faciliter la détection des hybrides, ont révélé qu’il s’agissait d’un phénomène relativement courant, qui toucherait entre 10 et 20 % des espèces, un pourcentage très variable selon les ordres.
En outre, l’hybridation et le rétrocroisement d’hybrides fertiles créent un échange de matériel génétique entre espèces. Ce flux génétique interspécifique, également connu sous le nom d’introgression, a été largement documenté et pourrait conduire au transfert de traits adaptatifs entre espèces.
L’hybridation peut aussi contribuer à la formation de nouvelles espèces : bien que ce mode de spéciation soit plus courant chez les plantes, il serait à l’origine de l’apparition de certaines taxons comme le Moineau cisalpin (Passer italiae).
Mieux évaluer l’incidence de l’hybridation sur la phylogénie aviaire permet de révéler les forces évolutives et écologiques favorisant ou empêchant la formation d’hybrides, comme l’existence de barrières préalables à l’accouplement : c’est le cas notamment du chant pour les pouillots (genre Phylloscopus) et les zostérops (genre Zosterops).
Pour d’autres groupes d’oiseaux, des barrières postérieures à l’accouplement, comme les incompatibilités génétiques entraînant la stérilité ou la non-viabilité des hybrides, pourraient jouer un rôle plus important. Estimer de façon fiable la fréquence des hybrides au sein des différentes lignées d’oiseaux est importante pour déterminer ces obstacles, mais c’est un exercice difficile. Il est par ailleurs important de distinguer l’hybridation au niveau de l’espèce et au niveau individuel.
Dans un article publié en 2023 dans le Journal of Ornithology, Jente Ottenburghs propose une synthèse des dernières estimations disponibles et des sources de biais et d’incertitudes : il peut être consulté en ligne gratuitement.

L’interview de Jente Ottenburghs

1- Pourquoi le phénomène de l’hybridation chez les oiseaux vous intéresse-t-il ?

Hybride Oie cendrée (Anser anser) x Bernache du Canada (Branta canadensis)

Hybride mâle Oie cendrée (Anser anser) x Bernache du Canada (Branta canadensis) dans le parc départemental du Sausset à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) le 27 février 2022.
Photographie : Alexis Lours / Wikimedia Commons

Jente Ottenburghs : mes recherches doctorales portaient sur l’évolution des oies, et comme l’hybridation joue un rôle important dans l’histoire évolutive de ces oiseaux et des Anatidés en général (lire Un probable mâle hybride de Garrot à œil d’or et de Harle piette dans l’Yonne en janvier 2022), j’ai décidé d’explorer plus généralement ce sujet, qui est tellement fascinant que j’ai continué de m’y consacrer.

2- D’après votre article publié en 2023 dans le Journal of Ornithology, l’hybridation entre différentes espèces d’oiseaux ne serait pas un phénomène rare, touchant de 15 à 20 % des espèces : cela remet-il en cause la définition d’espèce ?

Jente Ottenburghs : pas totalement. De nombreux hybrides ne sont en effet pas fertiles, ou bien la fréquence d’hybridation est si rare qu’elle n’a pas d’impact sur le statut de certaines espèces. Dans certains cas toutefois, la définition d’espèce est discutée : je dirais qu’un certain niveau d’hybridation est autorisé au niveau spécifique, mais il est difficile de déterminer sa limite supérieure. Il est important de garder à l’esprit que la spéciation est un processus continu : chez certains oiseaux, il n’est pas abouti et ils sont donc capables de s’hybrider, rendant compliqué la détermination des bornes spécifiques.

3- Selon vous, quelle est la définition la plus précise d’un hybride ?

Jente Ottenburghs : je donnerais une définition génétique : un hybride est un individu ayant une ascendance génétique composé d’au moins deux espèces. En fonction du pourcentage de cette ascendance, on parle d’hybride de première ou de seconde génération, de rétrocroisement (« backcross »), etc.

4- Le flux génétique interspécifique, également appelé introgression, a été largement étudié dans les zones de contact entre les aires de répartition de certaines espèces d’oiseaux : pourriez-vous nous donner un ou deux exemples qui vous paraissent particulièrement intéressants de ces zones et des espèces impliquées ?

Corneilles mantelées (Corvus cornix)

Corneilles mantelées (Corvus cornix) à Ajaccio (Corse-du-Sud) le 16 juillet 2018.
Photographie : Marc le Moal

Jente Ottenburghs : l’un de mes exemples préférés est l’introgression entre les Corneilles noire (Corvus corone) et mantelée (C. cornix), qui peuvent facilement échanger du matériel génétique par introgression, à l’exception de la région génomique contenant les gènes liés aux différences de plumage, ce qui explique pourquoi elles restent faciles à distinguer (lire Pourquoi les Corneilles noire et mantelée sont-elles absentes du Maghreb ?).
Un autre exemple intéressant concerne les Bruants à queue aiguë (Ammospiza caudacuta) et de Nelson (A. nelsoni) en Amérique du Nord : le phénomène d’introgression entre ces passereaux les aurait aidés à s’adapter aux environnements salés côtiers, les gènes liés à la gestion du stress salin et à la réponse au manque d’eau s’étant déplacés d’une espèce à l’autre, un phénomène connu sous le nom d’introgression adaptative.

5- Quelle est la différence entre introgression et hybridation ?

Jente Ottenburghs : l’hybridation est le croisement entre deux espèces conduisant à la formation d’hybrides de première génération. Pour qu’il y ait introgression, il faut ensuite que ces hybrides se croisent avec l’une des espèces parentales, ce qui entraîne un flux de gènes d’une espèce vers une autre (= introgression).

6- D’après votre article, le Moineau cisalpin (Passer italiae) et le Manakin doré (Lepidothrix vilasboasi) seraient issus d’hybridations : comment ces espèces se sont-elles maintenues par la suite ?

Jente Ottenburghs : il est probable que les populations hybrides de ces deux espèces se soient retrouvées géographiquement isolées des espèces « parentales ». Les hybrides ne pouvaient ainsi se reproduire qu’entre eux, aboutissant à la formation d’une population hybride stable, et la sélection des individus les plus viables leur a ensuite permis de persister.

7- Auriez-vous un exemple d’espèces entre lesquelles des incompatibilités génétiques entraînent la stérilité ou la non-viabilité des hybrides ?

Gobemouches à collier (Ficedula albicollis) et noir (F. hypoleuca)

Gobemouches à collier (Ficedula albicollis) et noir (F. hypoleuca) mâles : les hybrides de ces deux espèces sont stériles. 
Photographies : François Huguet et Michel Lerbour

Jente Ottenburghs : les Gobemouches noir (Ficedula hypoleuca) et à collier (F. albicollis) constituent un bon exemple. Ces deux passereaux ont divergé il y a environ un million d’années et s’hybrident dans plusieurs endroits, notamment sur l’île suédoise d’Öland. Des travaux ont toutefois montré que les mâles hybrides étaient stériles en raison de la production de spermatozoïdes anormaux, et une étude récente a suggéré que l’expression génique dans certains tissus de ces hybrides pourrait aboutir à une moindre condition physique. J’ai développé ce sujet sur mon blog.

8- Comment expliquer que le taux d’hybridation soit de moins de 5 % chez les Caprimulgiformes (engoulevents), alors qu’il est de 60 % chez les Ansériformes (oies, canards, etc.) ?

Jente Ottenburghs : de nombreux facteurs différents pourraient être impliqués, comme les différences de comportement et l’ancienneté des ordres. La plupart des espèces de canards sont assez récentes d’un point de vue évolutif, ce qui leur permet de s’hybrider facilement. En outre, les canards se livrent à des copulations forcées hors couple (des « viols » en quelque sorte), ce qui augmente la probabilité qu’un mâle s’accouple avec une espèce différente de la sienne.

9- Comment les parades nuptiales spécifiques d’une espèce donnée peuvent-elles empêcher les hybridations ?

Jente Ottenburghs : les femelles doivent reconnaître les mâles de leur propre espèce, et les parades nuptiales spécifiques constituent pour elles des repères. Lorsqu’un mâle adopte le « mauvais » comportement nuptial, la femelle ne le considérera pas comme un membre de son espèce et aucune hybridation ne se produira.

10- Comment est-il possible de détecter les barrières prézygotiques (=  avant la formation de la cellule issue de l’union du spermatozoïde et de l’ovule), telles que la compétition interspécifique des spermatozoïdes et les interactions spermatozoïdes-ovules ?

Jente Ottenburghs : c’est très difficile. Une solution consiste à étudier les gènes responsables des interactions entre spermatozoïdes et ovules. Cependant, la meilleure option est de mener des expériences. C’est un sujet très intéressant qui mériterait des recherches approfondies.

11- L’observation d’un seul hybride est-elle vraiment suffisante pour conclure à une hybridation entre deux espèces ?

Jente Ottenburghs : une seule observation suffit en effet pour conclure qu’une hybridation a bien eu lieu. Par contre, déterminer si cette donnée est pertinente d’un point de vue évolutif nécessite davantage d’observations et d’analyses.

12- Auriez-vous des exemples d’oiseaux considérés à tort comme des hybrides ?

Hybride erroné entre la Pintade de Numidie (Numida meleagris) et la Pénélope péoa (Penelope superciliaris)

Hybride erroné entre la Pintade de Numidie (Numida meleagris) et la Pénélope péoa (Penelope superciliaris).
Photographie : Peter Capainolo / American Museum of Natural History

Jente Ottenburghs : l’une des erreurs les plus spectaculaires est l’hybride supposé entre la Pintade de Numidie (Numida meleagris) et la Pénélope péoa (Penelope superciliaris), deux espèces qui appartiennent à deux familles, les Numididés et les Cracidés, qui ont divergé il y a près de 65 millions d’années. Malgré l’improbabilité d’une union, cet hybride est encore présenté dans la littérature scientifique, comme dans le Handbook of Avian Hybrids of the World (qui contient d’autres mentions douteuses). Une analyse génétique complète du spécimen a montré que cet oiseau était en fait issu d’un croisement entre une Pintade de Numidie et un Poulet domestique (Gallus gallus). J’ai écrit un article à ce sujet dans mon blog.

13- Pourquoi le système de notation de l’hybridation d’Ottenburghs, qui combine trois critères pondérés, à savoir les observations sur le terrain ou les photographies (valant un point), les analyses morphologiques détaillées (deux points) et les analyses génétiques (trois points), a-t-il été peu utilisé jusqu’à présent ?

Jente Ottenburghs : il s’agit d’une nouvelle méthode présentée seulement en 2021. Mon objectif est de l’appliquer à plusieurs groupes d’oiseaux, et j’espère que d’autres chercheurs l’utiliseront également.

14- Auriez-vous un exemple d’une découverte récente d’hybride ?

Jente Ottenburghs : tout à fait. Un séquençage haut-débit de fragments d’ADN a par exemple permis de confirmer l’ascendance d’un hybride supposé entre les Parulines à ailes bleues (Vermivora cyanoptera) et azurée (Setophaga cerulea). Cette étude avait été publiée en 2020 dans le Biological Journal of the Linnean Society.

15- Quelles sont les principales explications concernant la très grande différence entre les taux d’hybridation aviaire au niveau spécifique (15 à 20%) et au niveau individuel (taux de 0,064 % estimé aux États-Unis) ?

Jente Ottenburghs : l’hybridation est relativement courante au niveau de l’espèce, car une seule observation suffit pour confirmer qu’une hybridation a eu lieu. Par contre, au niveau individuel, elle ne concerne souvent que quelques cas (à quelques exceptions près, comme dans les zones de contact), car il s’agit d’un phénomène très rare au niveau d’une population donnée.

16- Vous avez écrit que l’échec de la détection d’un hybride pouvait être dû à la difficulté d’identifier les croisements entre des espèces étroitement apparentées telles que les Corneilles d’Amérique (Corvus brachyrhynchos) et d’Alaska (C. caurinus), qui s’hybrident dans l’ouest de l’Amérique du Nord : cette difficulté n’est-elle pas également valable au niveau individuel ?

Corneilles d'Amérique (Corvus brachyrhynchos) et d'Alaska (C. caurinus)

Corneilles d’Amérique (Corvus brachyrhynchos) et d’Alaska (C. caurinus) : d’éventuels hybrides seraient très difficiles à repérer.
Photographie : Jack Wolf et Ianaré Sévi / Wikimedia Commons

Jente Ottenburghs : tout à fait, cette difficulté est aussi bien individuelle que spécifique.

17- Quels sont les dix oiseaux hybrides les plus souvent signalés sur le site web eBird ?

Jente Ottenburghs : selon un article publié en 2020 dans la revue Evolution, les dix hybrides les plus fréquemment signalés sur eBird sont les suivants, par ordre décroissant du nombre de données :

  • Goéland d’Audubon (Larus occidentalis) x Goéland à ailes grises (L. glaucescens).
  • Canard colvert (Anas platyrhynchos) x canard noir (A. rubripes)
  • Mésange bicolore (Baeolophus bicolor) x Mésange à plumet noir (B. atricristatus)
  • Goéland argenté (Larus argentatus) × Goéland à ailes grises (L. glaucescens)
  • Canard colvert (Anas platyrhynchos) × Canard du Mexique (A. diazi)
  • Canard (Anas platyrhynchos) × Canard des Hawaï (A. wyvilliana)
  • Canard siffleur (Mareca penelope) x Canard à front blanc (M. americana)
  • Oie domestique (Anser sp.) × Bernache du Canada (Branta canadensis)
  • Mésange de Caroline (Poecile carolinensis) x Mésange à tête noire (P. atricapillus).

18- Existe-t-il des guides d’identification des oiseaux hybrides ?

Jente Ottenburghs : je ne connais pas de guides ornithologiques qui se concentrent uniquement sur les hybrides (NDLR : il existe le « Handbook of Avian Hybrids of the World » d’Eugene M. McCarthy), mais plusieurs livres incluent des photos d’hybrides communs, et certains ouvrages, comme  le « Canards, cygnes et oies: d’Europe, d’Asie et d’Amérique du Nord » de Sébastien Reeber, fournissent des descriptions détaillées d’hybrides. Je pense qu’un guide complet d’identification des hybrides serait très utile.

19- Vous avez écrit que les hybrides entre les espèces migratrices étaient plus fréquemment signalés en hiver, alors que ceux entre les espèces en cours de nidification étaient observés toute l’année ou que leur nombre culminait pendant les mois d’été : n’est-ce pas simplement lié au nombre d’observateurs à ces périodes de l’année ?

Jente Ottenburghs : le nombre d’observateurs constitue en effet un facteur important. Dans mon article, j’ai corrigé ce biais, et ainsi, même si les ornithologues amateurs sont effectivement plus actifs durant certains mois, l’effet de la migration sur le nombre d’hybrides signalés est ainsi bien réel.

20- Peut-on identifier au niveau phénotypique des hybrides de génération deux ou plus et des rétrocroisements ?

Jente Ottenburghs : cela dépend. Chez certaines espèces, les rétrocroisements présentent en effet encore des caractéristiques des deux espèces, mais naturellement, à mesure que le nombre de rétrocroisements augmente, il devient plus difficile d’identifier les hybrides.

21- Une étude génomique sur les Canards colvert (Anas platyrhynchos) et noir (A. rubripes) a permis aux chercheurs de classer de façon certaine les individus jusqu’au niveau de la quatrième génération de rétrocroisements à l’aide du logiciel Admixture : cette technique a-t-elle été utilisée pour d’autres espèces d’oiseaux ?

Mâle de Canard noir

Mâle de Canard noir (A. rubripes) : cette espèce nord-américaine s’hybride facilement avec le Canard colvert (A. platyrhynchos).
Photographie : Jack Wolf et Ianaré Sévi / Wikimedia Commons

Jente Ottenburghs : oui, le logiciel Admixture a été utilisé pour de nombreuses autres espèces d’oiseaux. En combinaison avec d’autres logiciels, il permet d’identifier plusieurs générations de rétrocroisements.

22- Des analyses génomiques ont révélé l’existence d’événements d’hybridation anciens, remontant il y a des milliers voire à des millions d’années, au sein de plusieurs groupes d’oiseaux, comme les moineaux du genre Passer : pourriez-vous nous expliquer globalement comment cela est possible ?

Jente Ottenburghs : c’est un sujet très technique, qui nécessite l’utilisation de différentes méthodes, comme le logiciel Structure développé par le Pritchard Lab de l’université de Stanford (États-Unis), la reconstruction phylogénétique et le scannage génomique. Les résultats obtenus grâce à ces différents outils doivent ensuite être intégrés dans des scénarios puis modélisés. J’ai présenté un panorama de cette approche dans un article publié en 2017 dans le journal Avian Research.

23- Auriez-vous un exemple d’événement d’hybridation impliquant des espèces d’oiseaux disparues ?

Jente Ottenburghs : j’ai présenté sur mon blog l’exemple intéressant du Pouillot alpin (Phylloscopus occisinensis), qui a récemment été considéré comme une espèce distincte en se basant sur les résultats d’une analyse génétique montrant qu’il avait divergé du Pouillot de Tickell (P. affinis) il y a près de quatre millions d’années. Toutefois, leur génome nucléaire est resté très similaire, suggérant que le processus de spéciation ne daterait en effet que de 600 000 ans. Cette discordance, appelée divergence mitochondriale profonde (« deep mitochondrial divergence »), résulte de différents processus évolutifs. Selon une étude publiée en 2019 dans le journal Molecular Biology and Evolution, une introgression archaïque ou « fantôme » serait l’explication : une espèce éteinte de pouillot se serait hybridée avec l’ancêtre des espèces actuelles, entraînant un échange d’ADN mitochondrial. Les régions divergentes trouvées dans leur génome nucléaire constitueraient des vestiges de ces hybridations passées.

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