Une analyse morphologique de 127 spécimens

Martin-chasseur torotoro (Syma torotoro)

Martin-chasseur torotoro (Syma torotoro) en Nouvelle-Guinée.
Photographie : Andrew Allen / Wikimedia Commons

Un total de 127 spécimens de Martins-chasseurs torotoro (Syma torotoro), de ses sous-espèces S. t. ochracea et S. t. flavirostris et de Martins-chasseurs montagnards (S. megarhyncha) et de sa sous-espèce S. m. wellsi a été examiné dans les collections du Natural History Museum de Tring (Grande-Bretagne) et de l’American Museum of Natural History de New York (États-Unis). Trois mesures morphologiques ont été prises à l’aide de pinces numériques : la longueur de l’aile (du poignet au bout de l’aile), la longueur de la queue (du point d’insertion à l’extrémité) et la longueur du bec (de la pointe du maxillaire jusqu’au crâne). Les juvéniles ou manifestement immatures n’ont pas été pris en compte, et certaines mesures ont été impossibles sur quelques spécimens, à cause par exemple d’un bec cassé ou d’une queue manquante.
Gerlof Mees (1982) avait constaté peu ou pas de variations de taille chez le Martin-chasseur torotoro à travers la Nouvelle-Guinée continentale. Aucun spécimen de sa sous-espèce S. m. sellamontis n’était disponible, mais ce taxon est mal défini et certains auteurs ont suggéré qu’il pourrait ne pas mériter un statut distinct.
Les mesures de la sous-espèce S. t. ochracea ont été comparées à celles de S. torotoro et S. megarhyncha (ces deux derniers groupés) à l’aide de tests statistiques t de Welch, avec une correction de Bonferroni (seuil de signification choisi : p < 0,05/nv). Une Analyse en Composantes Principales (ACP) a été utilisée pour comparer les populations morphométriquement, et les résultats ont été visualisés via un diagramme biplot d’ACP (= une représentation graphique qui affiche simultanément les observations et les variables d’un ensemble de données).

Une analyse bioacoustique

Martin-chasseur montagnard (S. megarhyncha)

Martin-chasseur montagnard (S. megarhyncha) en Nouvelle-Guinée.
Photographie : Jonathan M. / Wikimedia Commons

Des enregistrements sonores de Syma torotoro (n = 51) et de S. megarhyncha (n = 19) ont été téléchargés depuis le site web de la Macaulay Library. Pour la sous-espèce S. t. ochracea, seuls six enregistrements étaient disponibles sur cette plateforme, et l’échantillon a donc été complété par trois enregistrements indépendants provenant du site web Xeno-canto, incluant des données provenant des îles Fergusson (n = 6) et Normanby (n = 3).
Les martins-chasseurs du genre Syma ont généralement deux types de vocalisations principales, considérées comme des chants, car utilisées pour la défense du territoire ou l’attraction des partenaires : un chant long constitué d’une série de notes lentes qui montent puis descendent, suivi d’un trille rapide et un chant court qui comprend uniquement la série lente de notes, sans trille.
Les chants équivalents de la sous-espèce S. t. ochracea sont immédiatement reconnaissables car ils sont très différents : ils consistent en une série de sifflements descendants, sans aucun trille. Des versions longues et courtes ont été enregistrées et ont été présumées homologues des chants longs et courts des autres populations du genre Syma.
Tous les enregistrements ont été inspectés visuellement à la recherche de différences. Aucune variation géographique n’a été observée dans les chants de S. torotoro ou S. megarhyncha en Nouvelle-Guinée continentale.
Pour chaque type de chant (long et court), un échantillon aléatoire de dix enregistrements par taxon a été sélectionné (avec un seul enregistrement par localité), le cas de la sous-espèce S. t. ochracea étant analysé séparément.

Écoutez ci-dessous un enregistrement des cris de la sous-espèce S. t. ochracea  du Martin-chasseur torotoro (Syma torotoro) réalisé par Jason Gregg dans l’archipel d’Entrecasteaux (Papouasie-Nouvelle-Guinée) le 16 août 2019 (source : Xeno-Canto) :

Huit paramètres acoustiques ont été mesurés pour chaque strophe :

  • Durée de la strophe
  • Durée de la première note
  • Nombre de notes
  • Taux (notes/seconde) des cinq premières notes 
  • Fréquence minimale
  • Fréquence maximale
  • Fréquence de crête de la première note
  • Fréquence de crête de la dernière note

Pour la sous-espèce S. t. ochracea, en raison du faible nombre d’enregistrements disponibles, les chants longs et courts ont pu être mesurés respectivement pour seulement quatre et huit individus. Toutes les strophes d’un même individu ont été mesurées, puis moyennées pour éviter un biais lié au nombre de strophes par individu. 
Les analyses ont été réalisées à l’aide du logiciel Raven Pro 1.6. Une Analyse en Composantes Principales (ACP) a permis de comparer les populations, les résultats étant visualisés par un diagramme biplot. Des tests t de Welch (avec correction de Bonferroni, seuil p < 0,05/nv) ont été appliqués pour tester les différences acoustiques entre les populations.

Les résultats de l’analyse des plumages

Martin-chasseur torotoro (Syma torotoro) en Nouvelle-Guinée

Martin-chasseur torotoro (Syma torotoro) en Nouvelle-Guinée.
Photographie : Markaharper1 / Wikimedia Commons

À l’exception de S. t. ochracea, toutes les sous-espèces de S. torotoro et de S. megarhyncha présentent une gorge, un ventre et des sous-caudales blanchâtres (chez certains individus, ce blanc s’étend aux flancs et au haut de la poitrine). En revanche, S. t. ochracea se distingue nettement par un plumage ventral beaucoup plus saturé : le ventre est d’un orange ocré prononcé et la gorge est d’un ocre riche (le blanc étant limité au menton), ce qui lui donne une apparence visiblement différente lorsqu’on le compare directement aux autres taxons du genre Syma
Tous les spécimens examinés de S. t. ochracea ont un bec entièrement jaune, sans noir sur le culmen , une caractéristique qu’il partage avec les autres taxons de S. torotoro et avec S. m. sellamontis.
Globalement, le plumage de S. t. ochracea diffère beaucoup plus fortement de celui des autres sous-espèces de S. torotoro que celui de S. megarhyncha.

Les résultats de l’analyse morphométrique

Chez les deux sexes, la sous-espèce S. t. ochracea présente des dimensions intermédiaires entre celles de S. torotoro (hors S. t. ochracea) et S. megarhyncha.
Les longueurs des ailes, du bec et de la queue de S. t. ochracea sont systématiquement plus grandes que celles des autres sous-espèces de S. torotoro, mais plus petites que celles de S. megarhyncha. Ces différences sont hautement significatives (tous les tests t de Welchont un seuil p < 0,0001). 
Pour la longueur de l’aile, S. t. ochracea ne chevauche pas du tout les mesures des autres  sous-espèces de S. torotoro. En revanche, par rapport à S. megarhyncha, la sous-espèce S. t. ochracea est plus petite pour tous les caractères mesurés, bien qu’il y ait un certain chevauchement dans chaque cas.
L’Analyse en Composantes Principales (ACP) a nettement séparé les trois groupes selon l’axe principal (PC1), qui explique 79,9 % de la variance chez les mâles et 77,9 % chez les femelles. Morphométriquement, S. t. ochracea se rapproche donc davantage de S. megarhyncha que de S. torotoro.

Les résultats de l’analyse morphométrique

Les vocalisations de la sous-espèce S. t. ochracea sont très différentes de celles de S. megarhyncha et des autres taxons de S. torotoro.
Le chant court de S. t. ochracea a une durée totale similaire à celui des autres taxons, mais il contient environ 75 % de notes en moins (une moyenne de 6,4 notes chez S. t. ochracea contre 25,2 notes chez S. torotoro). En outre, chaque note est bien plus longue chez S. t. ochracea (la première note dure en moyenne 0,25 seconde, contre 0,06 seconde chez S. torotoro).
L’Analyse en Composantes Principales (ACP) sépare clairement le chant court de S. t. ochracea de ceux de S. torotoro et de S. megarhyncha sur le premier axe (PC1), qui explique 58,0 % de la variance.
Le chant court de S. megarhyncha est généralement plus grave, avec une fréquence minimale et maximale plus basse que celui de S. torotoro. Bien qu’il existe un certain chevauchement, ces deux espèces sont globalement séparées sur le second axe PC2 de l’ACP expliquant 24,4 % de la variance.

Un taxon qui se distingue par son plumage et son chant

Martin-chasseur torotoro (Syma torotoro)

Martin-chasseur torotoro (Syma torotoro) dans le parc national Variata en Nouvelle-Guinée.
Photographie : Gailampshire / Wikimedia Commons

La sous-espèce S. t. ochracea se révèle donc nettement plus divergent de S. torotoro et de S. megarhyncha que ces deux espèces ne le sont entre elles. Au niveau du plumage, S. t. ochracea présente des sous-parties fortement saturées (gorge et ventre), ce qui le distingue clairement. Aucune différence claire de plumage ne sépare S. torotoro et S. megarhyncha.
Morphométriquement, la sous-espèce S. t. ochracea est intermédiaire entre S. torotoro et de S. megarhyncha, mais elle est plus proche de la seconde, ce qui est confirmé par les données génétiques qui les identifient comme des groupes frères.
Le grand écart acoustique est l’élément le plus frappant : les deux types de chants (long et court) de S. t. ochracea sont totalement différents de ceux des deux autres espèces, au point d’être facilement reconnaissables et isolables statistiquement.
Des observations récentes sur le terrain en 2024 ont confirmé la stabilité et la constance de ces vocalisations distinctes chez plus de 12 individus entendus sur l’île Fergusson.

Reconnaître une espèce distincte, le Martin-chasseur à ventre ocre ou d’Entrecasteaux

L’ampleur des différences de plumage, de morphométrie et de vocalisations dépasse largement ce que l’on attend d’une simple sous-espèce, et S. t. ochracea ne devrait donc plus être traitée comme une sous-espèce, ni de S. torotoro, ni de S. megarhyncha. À l’instar d’autres cas en Australasie, y compris chez les martins-chasseurs, les différences vocales sont considérées comme constituant un barrière pré-reproductive suffisante pour justifier un statut spécifique. Par conséquent, l’auteur recommande de reconnaître S. t. ochracea comme la troisième espèce du genre Syma, et il propose comme nom vernaculaire Martin-chasseur à ventre ocre (« Ochre-bellied Kingfisher »), qui pourrait aussi être nommé en français Martin-chasseur d’Entrecasteaux d’après son aire de répartition géographique. 

Une nouvelle espèce relativement commune dans son aire de répartition réduite

Aires de répartition des Martins-chasseurs torotoro, montagnard et à ventre ocre

Aires de répartition des Martins-chasseurs torotoro (Syma torotoro) (A), montagnard (S. megarhyncha) (B) et à ventre ocre ou d’Entrecasteaux (S. ochracea) (C).
Carte : Ornithomedia.com d’après Alex J. Berryman

Le Martin-chasseur à ventre ocre (Syma ochracea) est endémique des îles Fergusson, Normanby et Goodenough, qui forment l’archipel d’Entrecasteaux. Elle est relativement commune sur Fergusson, où elle est présente du niveau de la mer jusqu’à 1 800 mètres d’altitude. Toutefois, la déforestation (notamment sur Fergusson) progresse à un rythme modéré, affectant la qualité de son habitat, bien que l’espèce tolère une certaine modification du milieu.
Son aire d’occurrence est estimée à environ 6 000 km², ce qui remplit le critère B1 pour une inscription sur la Liste rouge de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature. Néanmoins, comme elle n’est pas confinée à un petit nombre de localités et que sa répartition n’est pas fortement fragmentée, elle ne remplit pas tous les critères d’une espèce menacée. Il est donc recommandé de la classer comme étant quasi menacée (« Near Threatened »), en raison du déclin continu de la qualité de son habitat.

Le cas de la sous-espèce S. m. wellsi du Martin-chasseur montagnard

Bien que cela ne constituait pas l’objectif principal de son étude, l’auteur a également commenté le statut taxonomique de la sous-espèce S. m. wellsi du Martin-chasseur montagnard, qui est reconnu comme un taxon valide regroupant les populations des monts Snow et Weyland, situés dans l’ouest de la Nouvelle-Guinée, par plusieurs listes taxonomiques mondiales.
Gregory Mathews (1918) avait identifié S. m. wellsi à partir d’une description peu claire de la couleur du dessus de l’oiseau, et d’autres auteurs l’ont tous reconnu sur la base de son dos plus sombre et de sa taille légèrement plus grande (mais avec un bec plus court). Cependant, les données morphométriques présentées dans l’article indiquent que les mesures de S. m. wellsi sont presque entièrement incluses dans la plage de variation de S. m. megarhyncha, rendant la plupart des spécimens indiscernables au niveau de ses dimensions. En outre, aucune différence notable dans le motif ou la couleur du dessus n’a été observée lors de la comparaison des taxons pour l’analyse. En conséquence, la synonymisation de S. m. wellsi avec S. m. megarhyncha semble appropriée, conformément aux recommandations de B. Beehler et Thane Pratt (2016).

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